Cap Reinga, le bout du monde
La lumière du soleil me réveille. La buée couvre les vitres, trahissant la fraîcheur de la nuit. Il n’est pas encore 8 heures que, déjà, des gens promènent leur chien, d’autres font leur marche matinale le long de la baie, d’autres se mettent à pêcher, ou d’autres encore s’attablent sur la terrasse du café face au soleil levant. Je repars après avoir pris mon petit-déjeuner. Du haut de la route, je vois une douce brume envelopper la vallée arborée, coincée entre les montagnes et la mer. Le long de la route, les vaches ont déjà repris leur activité pour la journée. Je décide de faire un détour par la petite péninsule de Karikari. Une longue ligne droite au milieu de vastes étendues sauvages où poussent des arbres bas, habitués à cette terre sablonneuse, sur ce petit bout de terre qui semble s’allonger sur la mer. Un peu plus loin, des arbres en ligne droite, à la cime regroupée en touffes denses au sommet de troncs élancés, me font penser à la savane. Je poursuis mon chemin, et d’un coup, la route de bitume devient un chemin de graviers très bosselé. Il mène à la plage de Maitai Bay, au bout de la péninsule. La plage a une forme de coquillage. Une mère et sa fille s’y baignent. Sur le chemin du retour, je prends la route le long d’une longue plage. J’arrive à Kaitaia sous les coups de midi. C’est la ville la plus au nord. J’en profite pour faire des provisions avant de partir pour le dernier bout de terre du pays.
Plus de cent kilomètres au milieu de la forêt et de prairies enchantées. La route est belle, même sous ce ciel un peu nuageux. Je vois la mer se dessiner à l’horizon. Les vaches mangent tranquillement l’herbe dans ces prairies au vert éclatant. Il n’y a personne sur cette route qui ne mène nulle part, si ce n’est au bout du monde. À mesure que j’avance, l’air devient plus vif, chargé de sel et d’une légère odeur d’océan. Les derniers kilomètres avant d’atteindre le cap sont magnifiques : un lac, des moutons, puis une flore subtropicale battue par le vent s’étire sur les versants des montagnes. En contrebas, d’immenses plages de sable blanc et des rochers qui s’étendent vers la mer, et, au loin, d’immenses dunes de sable. Le paysage semble figé dans une tranquillité impénétrable. Dès le début du petit sentier qui mène à la pointe, on voit le phare. Posé là, face à l’immensité de l’océan. Posé sur ce rocher, nommé Reinga, où les esprits des défunts entament leur voyage vers l’au-delà. La légende maorie raconte que les wairua [âmes] des morts traversent le pays du sud au nord, depuis les plaines et les montagnes du sud, portées par le souffle du vent et le murmure des vagues, avant d’atteindre ce cap, le point ultime de leur voyage terrestre. Là, elles descendent vers un pōhutukawa solitaire perché sur une falaise. Cet arbre, vieux de plus de huit cents ans, s’agrippe aux rochers au bord du précipice. Les esprits glissent le long de ses racines pour rejoindre le rocher Reinga, un promontoire qui marque la séparation entre le monde des vivants et Te Rerenga Wairua [« le lieu du départ des esprits »]. De là, ils plongent dans l’océan et suivent Te Ara Wairua, le chemin des esprits, en direction de Hawaiki, la terre mythique des ancêtres, où ils rejoignent leurs ancêtres pour l’éternité. Je regarde cet horizon infini, comme s’il détenait désormais l’essence de l’éternité. L’incommensurable étendue de l’océan où se rencontrent le Pacifique et la mer de Tasman. Le bout du monde où tout se termine, et en même temps, tout commence. Le soleil commence à se cacher derrière les nuages. Le vent souffle. Ici, le silence du monde, le bruit des vagues et le souffle du vent. La lumière du phare s’allume. Le soleil se couche dans la mer, enveloppant le ciel de son rose délicat. C’est magique. Puis les dernières lueurs éclairent l’horizon.
Je me réveille paisiblement. La veille, j’avais ensuite repris la route pour un petit camp à cinq minutes, suggéré par Denis, enseignant sur l’ile de la Réunion, que j’avais rencontré au cap. Il faisait nuit, je ne savais pas où j’allais me réveiller. Je regarde à travers la vitre : de l’herbe verte, des arbres, la mer et de grandes collines qui enserrent ce petit paradis. Il n’y a pas de réseau, c’est encore mieux. Je passe la journée sur le camp. Je me promène pieds nus, allongé sur l’herbe sous les arbres, je me baigne dans cette eau aux reflets turquoise, j’écris, je réfléchis, je prends des photos, je laisse aller mon esprit. Je profite de cette douce chaleur. J’aime ce silence. Les vagues, le bruissement des feuilles des arbres au vent, les oiseaux. Au bout du monde, le silence a un goût encore plus particulier. On se sait ici loin de tout en se souvenant de ces quelques cent kilomètres sans apercevoir aucun homme. Cette sensation est agréable, on est reconnecté à l’essentiel. La vie est paisible dans ce paradis du bout du monde. Je retourne au cap pour voir à nouveau le coucher. Cette fois, les nuages étouffent les rayons du soleil. Mais cet endroit a toujours quelque chose de puissant, d’indescriptible. Un lieu où le temps n’existe plus, où la vie dure pour l’éternité. L’obscurité tombe, mais ici, plus que jamais, le soleil disparaît avec la promesse d’un nouveau jour. Comme si le bout du monde n’était finalement que le début d’un nouveau monde.